« Et si on regardait la peinture… »

Un entretien entre Beate E. RENNER et Bernard GOY, Directeur du F.R.A.C. d’Île-de-France, Paris, 2001

B.G. :

Nous poursuivons la conversation commencée au début de tes voyages sur la Route de la soie et, ce qui me frappe en relisant le texte d'alors (« Le passage du Sud-Est »), aussi bien qu’en regardant ce tableau récent (« De petites âmes partout »), amène une première question : Comment fais-tu la relation entre l’espace de ta peinture et l’espace que tu allais rechercher dans tes voyages lointains ? Ce ne sont pas de grandes capitales pour la plupart, ce sont plutôt des îles ou des presqu’îles…

B.R. :

Si l'on montre sa peinture dans des lieux comme les Maldives, le Sultanat d’Oman, la Malaisie, le Brunei ou l’Indonésie, on est confronté à d’autres mentalités, à d’autres espaces, et cela change nécessairement la réalité perçue. J’ai l’impression que j’ai retrouvé davantage de matérialité dans la peinture à travers ces expositions et l’ensemble de ce projet. Et quand je dis « matérialité », il s’agit d’une matérialité ‘enchantée’. C.a.d. cette poétique que je désire retrouver dans l’art et ‘créer’ dans l’art, je la retrouve finalement dans quelque chose de très simple que je mets ensemble, que je mets en relation. Je suis devenue plus consciente de ce que je fais. Mes peintures ont gagné en matérialité. C’est une profondeur qui n’a pas besoin de perspective. La profondeur se creuse par d’autres moyens… Par moment, c’est très physique, cela demande beaucoup de présence et d’effort physiques.

Et puis, il y a les conversations que j’ai eues… Et tout cela finalement a travaillé sur mon corps même et se retrouve dans le geste de la peinture.

B.G. :

Mais est-ce qu’il n’y a pas aussi une sensation de l’espace plus forte, plus sensible par le fait qu’on va vers l’inconnu, vers un espace plus sensible entre nos habitudes, nos réflexes culturels et ceux des gens qu’on va rencontrer là-bas ?

B.R. :

Oui, c’est tout à fait cela, c’est l’inconnu. Et si je ne veux pas tomber dans l’exotisme, je suis obligée de remplir cet espace qui s’ouvre face à l’inconnu. Je le remplis en essayant de créer du sens. Et cela avec beaucoup d’aisance. En allant dans un endroit inconnu, tu es obligé de re-cadrer les choses. Tu t’impose une pression énorme, mais cette pression, tu peux la gérer avec beaucoup plus de liberté, d’aisance, parce qu’il n’y a pas d’attente, parce que tu n’es pas freiné par les filtres, les concepts propres à ta culture. Donc, l’inconnu, cela devient un nouveau lieu. Et c’est génial après : il y a quelque chose qui existe et qui n’existait pas avant.

B.G. :

Dans ce tableau d’ailleurs, on trouve des plages différentes, des plages ou des registres si l’on s'en tient au vocabulaire de la peinture, et leur rapport induit effectivement un espace.

J’aime bien le mot « aisance ». Il implique une gestuelle.

B.R. :

Oui, mais cela ne va non plus vers l’infini. Je ne crois pas du tout à l’infini. Tu es obligé de cadrer, tu mets quand même une limite à cette aventure.

B.G. :

Oui, on est plus du tout dans l’Expressionnisme abstrait qui, lui, cherchait un infini métaphysique. Là, au contraire, on sent très bien la présence de la terre, la présence de la nature et un espace relativement repérable… mais sans ciel.

B.R. :

C'est vrai. Tu vas voir dans d’autres peintures, beaucoup ressemblent à des gros plans, comme au cinéma… Comme si j’avais choisi d’aller au plus proche de l’expérience, au plus proche de la toile pour réaffirmer un sens en retrouvant mon corps dedans, dans un paysage finalement. Oui, ce sont des paysages, mi-abstraits, mi-figuratifs. Mais l’horizon se trouve dans le creuset. Il n’y a pas un horizon lointain, infini, ou une promesse. C’est le travail de la peinture qui permet au peintre, et au spectateur, de retrouver cette ouverture dans la profondeur.

En fait, c’est une peinture qui se sert du genre du paysage pour m’aider à retrouver et affirmer ma singularité, pour la creuser davantage.

B.G. :

Ce sont des paysages assez luxuriants, assez remplis. Ils n'ont rien de désertique. C’est plein de vie, de mouvements, de végétation, plein de présence formelle. Et donc, sans aller jusqu’à l’anecdote, il y a peut-être aussi quelque chose d’une vivacité retrouvée dans ces peintures.

Tu as beaucoup utilisé depuis le début le mot « retrouver ».

L'Est est chargé d'une symbolique forte. Dans toutes les traditions mystiques, par exemple, le sens vient de l’Est. L’Est est toujours le point de l’origine, et c’est là, bien évidemment, que le soleil se lève, etc.

Ce que je trouve également intéressant dans ta peinture, ce sont les aller-retour. Quand tu pars là-bas, c’est un vrai départ. C’est un départ vers quelque chose de très différent. Mais est-ce que ce départ n’a pas aussi une valeur de retour ? N’est-ce pas aussi un retour vers quelque chose qui manque, quelque chose qui serait de l’ordre de l’origine… qui serait à retrouver en tout cas ?

B.R. :

Oui, je pourrais dire que c'est le but même. J'ai retrouvé l’Ouest en allant à l’Est. Mais un Ouest plus singularisé, qui est à nouveau ma propriété. Je me sens beaucoup moins dépossédée maintenant qu’avant, plus enracinée. C’est une espèce d’ataraxie qui opère, une ataraxie qui agit aussi dans et sur ma peinture. Quelque chose qui se pose tout naturellement : C’est là, ici et maintenant, et peu m’importe ce que VOUS en penser. C’est la peinture elle-même qui s’incarne, qui se manifeste, et elle parle pour elle-même.

B.G. :

Ce n’est donc pas la recherche d’un paradis perdu ? !

B.R. :

Loin de là. Je ne crois pas au paradis. Moi, le ici et le maintenant, cela me suffit complètement. Mais je veux le saisir pleinement avec mes deux mains. Je veux le posséder, avec mes moyens à moi. Je ne veux pas que cela me soit donné par procuration.

C’est peut-être ça le but de la peinture, de l’art : affirmer non sa subjectivité, mais sa singularité.

Ici, je dois penser à Peter Sloterdijk, un penseur allemand. Dans un de ses livres, il parle de la fatigue du monde dont souffre l’Occident. Il dit plus ou moins que cette fatigue est causée par l’héritage du 19ème siècle, par son historicisme, le 19ème siècle sur lequel on rigole souvent à cause de son côté larmoyant etc. En fait, nous sommes le résultat direct de tout cela. Et dans la peinture on pourrait même dire que les avant-gardes, c’est seulement l’inverse d’une attitude historique. Mais ce n’est pas la libération de cette attitude.

B.G. :

Ce que tu dis est très intéressant parce qu’on peut considérer que le rapport aujourd’hui entre la peinture et l’art contemporain est un rapport très complexe. A mon avis, toutes les positions sont intéressantes aujourd’hui. Seulement, l’ensemble des gens qui s’occupent d’art aujourd’hui, ne savent plus peut-être comment positionner la peinture face à cette dichotomie que tu as très bien résumée, qui serait, d’une part, la tradition et puis, d’autre part, la contestation des avant-gardes qui se sont définies à partir de la tradition qu’elles contestent.

B.R. :

Cette contestation, c’est donc l’image creuse ou inverse de la tradition ? !

B.G. :

Voilà, c’est ça, le négatif ou l’image creuse. Le résultat, c’est effectivement de parvenir à un certain nihilisme, à une absence de sens et même à un refus du sens. Ici, j’aimerais bien citer la phrase de Walt Whitman que je lisais toute à l’heure, parce qu’elle me semble opérante… c’est le contraire absolu du nihilisme : « I exist as I am, that is enough. » Et ça c’est la position la plus intenable, la plus difficile à tenir aujourd’hui, mais c’est aussi la seule possible.

Et c’est celle dont j’ai l’impression de retrouver la trace dans ta peinture. C’est une sorte de pureté qui est retrouvée dans l’acte artistique.

Aussi invisibles que ces expositions aient pu paraître disons, à un certain monde parisien, elles ont été très visibles là-bas, parce que vraiment vues et non plus identifiées à travers les filtres, les idéologies avant-gardistes ou, au contraire, l’historicisme.

On dit toujours qu'il faut s’initier à l’art contemporain aujourd’hui… je crois que l’exigence que l’on peut avoir aujourd’hui devant tes tableaux, c’est au moins de faire ce travail de regarder ce qu’on voit, plutôt que d’identifier les formes et les rattacher immédiatement à une réflexion déjà prête.

Cette idée d’allers et de retours appelle pour moi une autre question : Partir comme ça, à plusieurs reprises, c’est quelque chose qu’on pourrait très facilement mettre dans une case qui existe maintenant dans l’art contemporain et la culture en général, qui est très à la mode, à savoir ‘le nomadisme’. C’est un mot qui revient très souvent… la pensée nomade etc. Et toi, toute à l’heure, tu m’as parlé d’'enracinement', un mot qui revient beaucoup moins. On le trouve chez Simone Weil dans les années 30, lorsqu’elle écrit ce livre sur l’enracinement, qui s’inscrit à la fois contre une vision rétrograde et nostalgique de la tradition, et contre une vision angélique de la modernité. C’est un livre très juste dans ce sens-là.

Alors comment tu articulerais, par rapport à ta peinture et par rapport à tes voyages, ce paradoxe entre un côté quand même un peu nomade chez toi et tes dires « J’ai retrouvé… j’ai cherché… je me sens plus enracinée » ?

B.R. :

Toute à l’heure tu as dit « nihilisme »… Bon, on est tous modernes. On vit aujourd’hui, et il serait complètement ridicule et naïve de prétendre qu’on peut se soustraire à cette modernité et l’atmosphère qui s’en dégage. Ce nihilisme, on doit tous faire face à cela. Je pense que ce que je fais dans ma peinture, puisque je suis quand même témoin de mon temps, c’est que je densifie le côté mouvementé, agité etc. Je le densifie par le re-cadrage, et le re-cadrage s’opère par le déplacement. Qu’est-ce que les avant-gardes ont fait pour dépasser ce nihilisme ? Elle en ont accéléré le sentiment. La seule avant-garde crédible aujourd’hui, ce serait une œuvre d’art d’aujourd’hui différente de celle d’hier. Ca veut dire que l’œuvre d’art d’hier est déjà obsolète. Mais en faisant cela, on efface le monde. Le monde devient invisible.

Je pense que, cette rapidité, je l’ai quand même dans mes toiles, mais je dirais, je la contrôle, je la contrôle par la profondeur. Je densifie tout cela, et par là même, je le stabilise, je me l’approprie et je m’enracine, malgré cette apparence de mouvement.

Je ne suis pas nomade, je suis sédentaire. Je me sers seulement du voyage, du déplacement pour mieux m’enraciner.

B.G. :

Et pourtant ta peinture travaille vraiment la surface.
Donc, il y a aussi ce rapport avec le corps dans ta peinture, qui évidemment est aussi problématique.
En fait, qu’est-ce qui va donner cette sensation de présence ou, disons, de permanence du corps à l’œuvre, du geste ? Comment retrouve-t-on cela dans ta peinture ? Moi j'ai cette sensation de présence, mais avec un certain mal à la formuler.

B.R. :

Regardes, dans les coups de brosses, tu vois tout le mouvement. Il y a une force musculaire là-dedans. Et quand tu regardes, avec ton œil, nécessairement tu retranscrit cela, cela à un effet sur ton appareil musculaire aussi. Donc, toute cette dynamique, tu la sens, peut-être pas consciemment… C’est une espèce de transfert. C'est la même chose dans les superpositions. Regardes cette peinture (« Champs ») : Tu disais toute à l’heure, c’est très vivace, ça grouille etc. Et qu’est-ce qu’un corps humain ? C’est l’entre jeu des différents organes, des différents liquides du corps, des muscles etc. C’est un peu cela. Donc, le côté dynamique est rendu par le gestuel des coups des brosses, en partie aussi par la composition.

A priori, dans mes toiles, la composition de base, elle, est très stable ; mais après il y a quelques lignes qui créent une dynamique générale. La dynamique est aussi donnée par les couleurs, par certains rapports chromatiques. Mais tout cela est intuitif. Bien sûr, j’ai mon savoir-faire, je regarde et j’ai regardé beaucoup de peintures, mais je ne connais pas le résultat quand j’entame une toile.

A travers les années, j’ai pu trouver une assurance. Je me fais confiance dans l’aventure de la peinture. Et j’accepte aussi les ratages. Ce n’est pas grave, les ratages. C’est un peu comme un accident génétique : Il peut en sortir quelque chose d’intéressant. Donc il y a aussi la notion du risque que j’aime bien en peinture, dans la mienne au moins. Et quand je termine une journée ou, plus rarement, une nuit de peinture, je suis vraiment fatiguée. Mais c’est une fatigue qui est toujours accompagnée par une activité mentale très intense. Ca vivifie les synapses tout cela…
Et enfin, il y a la lumière.
Regardons maintenant les deux toiles « Land » and « Sea ». En français, ça donne un jeu de mot : « Terre », « Mer », enfin ça donne la terre mère, c’est drôle, non ? !

B.G. :

Et si on voulait aller plus loin dans le jeu de mot, on pourrait traduire par ‘atterrir’ et ‘regarder’. (To land and to see.)

B.R. :

Exactement. D’ailleurs le thème de l’atterrissage revient dans d’autres de mes peintures. Par exemple dans « Chute libre ». Et il y a une sensation d’atterrissage dans cette peinture.

B.G. :

Justement, il y a peut-être une temporalité qui est d’abord celle de la peinture en générale, à la mesure du peintre, temporalité que je rapprocherais de l’idée que le vrai voyage s’effectue en bateau … N'y a-t-il pas dans ces tableaux une vision un peu terrestre de la vie, du monde, de l’espace, c.a.d. à l’échelle humaine et non pas à l’échelle ‘hypersonique’ ou ‘internautique’ ?

B.R. :

J’aime bien l’expression « à l’échelle humaine ». Je disais dans nos conversations plusieurs fois « mondaniser »… Mais c’est exactement cela. Il faut retrouver le réel dans toute cette vaporisation du réel, il faut retrouver la réalité de la terre en quelque sorte.
Il faut retrouver l’esprit dans notre corps, dans nos sens, dans notre perception et… dans nos muscles.

B.G. :

Ce rapport à la terre, cela peut paraître complètement anachronique. Si on se place dans le contexte de la vie urbaine, à Paris, à Londres ou à New York, et dans un contexte artistique qui est aujourd’hui souvent de l’ordre des commentaires sur les rapports sociaux, parce qu’il y a beaucoup d’œuvres d’art aujourd’hui dans l’art contemporain dont l’horizon et la problématique se limitent aux rapports sociaux, politiques ou économiques.
Et curieusement certains personnages de l’actualité qui aurait été considérés comme complètement décalés il y a quelques années, sont aujourd'hui des gens importants, parce qu’ils ont réussi à faire entendre qu’on a besoin d’un nouveau rapport à la terre, avec le solide en quelque sorte… avec un socle vivant. Quel serait donc le rapport que ta peinture peut instaurer avec le paysage comme genre ?
Pourquoi plutôt ce rapprochement avec le paysage qu’un rapprochement avec la vie urbaine ?
On voit tout une peinture non-figurative qui renvoie à la vie urbaine, à New York par exemple, dans l'art post-géométrique ou autre.
Ce rapport dans ta peinture passe par la non-figuration. Il y a une certaine abstraction, et qui renvoie quand même à des choses élémentaires comme la terre ou la mer.

B.R. :

En fait, j’aimerais bien faire une peinture d’une grande ville, sur la vie urbaine. Après tout, une ville est aussi enracinée, dans un sol, sur un site. Mais il y a toujours la rapidité, la superposition des signes, des impressions… Et donc, moi, je ne peux pas faire cela, parce que la ville, telle qu’on nous la fait subir, telle qu’on nous la propose, ne nous permet pas de sentir le territoire qui est le notre, puisque c’est tellement légiféré, administré et rempli de signes, c’est devenu quelque chose d’aliéné.
Retrouver la terre, c’est l’autarcie. Tu retrouve ton bout, c’est à toi, et chacun peut avoir son bout. Et là, ça va à nouveau dans le même sens : C’est la liberté. En fait il y a deux choses qui me sont très chères, c’est la liberté et l’art, c.a.d. le dépassement de son moment historique, le raffinement de soi par l’acte de la création.

B.G. :

Encore une question, et par laquelle j’aimerais d’ailleurs terminer cet entretien :
Tu peins pour qui ?

B.R. :

Pour moi… et la peinture. J’aime la peinture.