« Le passage du Sud-Est »

De Bernard GOY, Directeur du Fonds Régional d'Art Contemporain (FRAC), Île-deFrance, Paris, 1998

Grand amateur de voile, l'écrivain français Didier Decoin explique volontiers que prendre la mer, c'est partir vraiment, tandis que prendre un avion revient à passer un séjour de quelques heures dans un lieu clos avant de retrouver un autre aéroport, puis une autre ville sans avoir pris conscience de la distance parcourue. La mer est une réalité et une fiction. Quitter la terre pour l'élément marin, c'est retrouver le sens de chaque geste accompli, c'est éprouver le poids du corps et sa fragilité, c'est accepter de quitter un environnement solide pour un autre, plus fluctuant, c'est enfin découvrir la distance qui sépare les mondes et les frontières qui les limitent.

Comme la mer, la peinture est une fiction et une réalité. Sa surface s'étend sous nos yeux et cependant nous y voyons plus qu'une surface. Il est étrange qu'à notre époque, tandis que les images les plus spectaculaires nous sollicitent sans cesse, nous soyons toujours aussi sensibles à la fiction particulière d'un tableau. Il se peut que sans y penser, nous nous sentions en sympathie avec l'engagement corporel, mental et spirituel, d'un peintre dans son oeuvre, et que nous y éprouvions après coup la durée, l'enjeu et la joie de l'accomplissement. Une peinture est une fiction à la mesure de la vie du peintre et du spectateur. C'est une interférence sauvage dans le fantasme collectif d'un monde global et indifférencié, contaminé par la circulation instantanée de l'information et de la valeur monétaire.

L'art ne peut souscrire à cet effacement des frontières entre les choses et les gens sans abandonner sa souveraineté dans le monde de l'esprit. La fiction qu'il organise est une contre-offensive au fantasme généralisé d'un monde sans espace ni temps. L'autorité qui donne maintenant toute licence de franchir les frontières n'est plus militaire ou administrative : elle est commerciale et médiatique. Sous couvert de communication, elle impose un seul modèle planétaire qui conduit à un tragique rétrécissement de la pensée.

Il se pourrait que certains artistes aujourd'hui incarnent à nouveau la belle figure du contrebandier d'autrefois, qui colportait marchandises et chansons de geste à travers les cols et les criques, et s'adressait aux villageois sans autorisation. Plus séduisante que celle du conquérant, cette figure est aussi plus juste car elle évoque l'esprit de finesse qui passe entre les mailles des filets tendus par la reconnaissance officielle. Beate Elvira Renner est de ceux-là. Sa peinture déroute au meilleur sens du terme : elle invite à parcourir les voies étrangères à la police spirituelle qui garde les autoroutes de l'information. Avant que l'artiste elle-même ne l'empruntât, son oeuvre la précédait sur la Route de la soie (la route de soi !), c'est à dire sur tous les chemins qui recèlent encore des richesses insoupçonnées. Kenneth White, l'inventeur de la 'Géo-poétique', raconte dans La Route bleue comment les syllabes du mot Labrador dansaient dans son imaginaire d'enfant, et comment il en inventa la beauté particulière en lui-même avant d'en découvrir l'étendue géographique. Et Novalis rappelle que l'extérieur véritable est en nous.

Beate E. Renner a un lien de parenté avec ces contrebandiers de l'esprit, voyageurs réels et imaginaires. Son oeuvre invente - au sens d'un inventaire - une réalité désirable. Point d'orientalisme chez elle et, cependant, chaque peinture évoque son refus d'un monde homogène où les différences et les contradictions seraient absorbées par la masse du troupeau. Il y aurait plutôt de l'orient tout court, un orient esthétique où la vitesse serait abandonnée pour la progression aventureuse et la ligne droite pour la sinuosité, propice aux images qui viennent de l'intérieur. Dans son oeuvre, les gestes déterminent des territoires qui changent avec les heures et les années. Les titres sont là pour indiquer de lointaines contrées qui creusent notre désir d'inconnu. Et c'est peut-être leur seul usage : ils ne désignent rien d'autre que ce désir, sans lequel le réel s'absente. Une grande figure de la flibuste de l'art contemporain, Malcolm Morley, disait que son projet de peintre était de " se perdre dans la réalité ". Les tableaux de Beate E. Renner offrent une double surprise. Ils déroutent, pour mieux éloigner le regard des objets convenus, habituellement proposés à sa convoitise, et lorsqu'il est bien perdu, comme au coeur d'une luxuriante forêt, des fragments du réel recomposent une image, étrangère aux mots et cependant concrète. Le regard alors est prêt à changer de cap : en abandonnant le projet d'arriver, il peut jouir de son séjour dans la fiction du tableau. Dans les grandes capitales de l'Ouest, nos yeux sont devenus des forçats condamnés à la vision réflexe du consommateur, qui depuis quelques années n'épargne plus l'art. Il leur faut des îles où ils puissent jouir des couleurs du monde. De retour en Europe après leurs campagnes étrangères, les flibustiers rapportaient de somptueux joyaux. Il est probable que la peinture de Beate Elvira Renner produira de semblables richesses.