« Terra Voluptatis : notes pour la traversée »

De Alice VAN BUREN, écrivain

Le soir où nous sommes rencontrées, lors d'un dîner organisé pour un réalisateur de film qui tournait en Ouzbékistan, Beate Renner avait un regard de défi.
'Ouzbékistan', c'est drôle à dire tant qu'on n'a pas bu. Et à Paris, on peut dire n'importe quoi quand on est ivre. A la fin de la soirée, nous en étions à organiser un raid : moi, je m'occuperais des chevaux, elle se chargerait des armes. On porta des toasts à la campagne d'Ouzbékistan.

Mais en premier lieu, dit-elle, il faut prendre Berlin.
Il faudrait louer un camion, le charger avec des toiles entassées dans son couloir, l'équivalent d'une frégate. Se diriger vers le Nord sur l'autobahn. Ensuite accrocher les tableaux, les hisser comme des voiles et tout le monde viendrait les regarder et faire ses commentaires comme nous avons coutume de le faire en occident. Si l'opération réussissait, nous aurions le loisir de tenter notre chance en Ouzbékistan.

Tout ce que nous avions à faire, c'était d'écrire quelques mots sur l'exposition.
C'est ainsi que je me suis rendue chez elle un après-midi et qu'elle a sorti pour moi ses toiles, des mètres et des mètres de toile. J'avais l'impression de me trouver au beau milieu de l'océan sous un soleil implacable. J'avais besoin d'une boussole. D'un sextant. D'un verre d'eau. D'un chapeau.
Je lui fis remarquer que je n'avais pas le matériel nécessaire pour écrire quoi que ce soit sur la peinture. Tout ce que je voyais c'était une terrible urgence. J'essayai de faire marche arrière.
Rien à faire.

Je rentrai chez moi et toute cette eau, tout ce soleil, toute cette peinture me donna bien du tourment.
Terra Voluptatis, le thème de l'exposition, me semblait loin, très loin, à peu près aussi loin que l'Ouzbékistan.

Pour Les Espagnols, la Terra Voluptatis faisait référence au Nouveau Monde. Elle représentait la frontière fabuleuse. C'était l'Atlantide ou l'Eden, avec ses rivages d'argent, ses rivières d'or, un rêve qui brille à l'horizon lorsqu'ils faisaient voile au départ de Lisbonne et que le soleil couchant se reflétait dans leurs yeux. Une vision qui tenait plus de l'aventure que de la sainteté et qui leur fit traverser l'Atlantique des mois durant, qui vira à l'enfer lorsqu'ils atteignirent les zones sans brise qui longent l'équateur, là où la mer scintille comme du verre, où le soleil vous brûle la cervelle, où les vagues aspirent et s'enroulent autour d'une coque paralysée par sa cargaison de chevaux et d'hommes rendus à moitié fous par la soif.

Territoire de la Sirène. Mer d'algues. Des kilomètres de varech, aucune terre en vue. Dans la cale, les foudres remplis d'eau douce coulent goutte à goutte pour ces chevaux andalous offerts par des princes et bénis par des papes. Le coup imparable pour donner une peur bleue aux indigènes lorsqu'on débarquerait comme des dieux à six jambes. Autrement dit, des chevaux sacrés. Chaque bête une demi-tonne, elle boit, elle sue et pisse des litres de liquide jaune comme de l'or.

On évalue la situation par une journée torride et sans un souffle qui dure depuis des semaines. On vérifie le chargement, la ligne de flottaison, la brise à peine perceptible et périssable. On compte les derniers tonneaux d'eau douce, on calcule la distance qui reste à parcourir. On regarde les hommes qui lèchent leur couteau et mâchent du chanvre.
Sur le pont, le délire, les bagarres, les Ave Maria. Les chevaux étuvent dans la cale. En dessous, 3 000 mètres d'eau de mer infestée de requins.
Quant à la Terra qu'elle soit Voluptatis, Firma ou Incognita, ou que sais-je encore: elle n'est qu'un il qui s'abîme sur l'horizon.
Beate Renner peint comme un pirate. Il ne fait aucun doute qu'elle atteindra le rivage d'argent. Comme les conquistadores qui ont traversé l'Atlantique, son oeuvre est tropicale, immense, une aventure qui risque la perte. On voit les endroits où la peinture a éclaboussée le sol, les idées qu'elle a supprimées, les chevaux qui passent par dessus bord. On entend les cris, les plaintes, le bruit mat des sabots sur le bois du pont, le corps lourd qui tombe dans la mer avec fracas. Et puis on sent la brise.

Si vous parvenez à cette Terre de Volupté, vous l'atteindrez après avoir lâché du lest. Vous serez contraints de traverser ces contrées privées de vent qu'on appelle les Latitudes des Chevaux.
Une fois à Berlin, ces tableaux auront traversé des kilomètres de terre qui viendront s'ajouter aux kilomètres de mer. Encadrés, installés, il se pourrait qu'ils perdent un peu de leur superbe. Mais entassés dans cet appartement, ici à Paris, je les ai vus comme un galop affolé sur un pont de bateau.

C'est d'ailleurs ce qui m'a fait reconsidérer la campagne d'Ouzbékistan. Epargnons les chevaux. Allons-y à pied.

Traduit par Yveline Paume