« D'autres territoires pour la peinture »

Propos recueillis par Mickaël FAURE, Bureau des arts plastiques de l'Ambassade de France en Allemagne/AFAA, 2002

Beate, il y a cinq ans, tu débutais ton cycle d'expositions itinérantes " Voyage vers l'Orient ", où tu retraces par des expositions individuelles la Route maritime de la soie. Quels désirs ont présidé à ce projet ?

B.R. : Je voulais montrer mon travail - qui s'inscrit dans une histoire de la peinture, dans une culture, une civilisation qui est celle de l'Occident - dans des lieux où le spectateur n'a ni les mêmes codes, ni les mêmes outils théoriques, ni le même rapport à l'art. Et puisque j'adore la mer et ses vastes espaces infinis, j'avais l'idée d'articuler ces expositions autour de l'ancienne Route maritime de la soie, dans des pays où, à l'exception de la Chine, on commence juste à se préoccuper d'art contemporain. J'ai montré mes peintures au Sultanat d'Oman, aux Maldives, en Malaisie, au Sultanat de Brunei, en Indonésie, et je les montre aujourd'hui en Chine. Mais il s'agit chaque fois de nouvelles expositions, avec de nouvelles oeuvres qui ont trouvé leur genèse sous l'impulsion du futur lieu d'exposition. Avec pour but de créer une confrontation entre mon oeuvre et le regard d'individus dont le contexte culturel provoque une autre expérience, une autre lecture du travail.

Qu'attends-tu de cet autre regard ?

B.R. : Ici, en France, en Allemagne, c'est-à-dire en Occident, je sais à peu près comment les gens réagissent à mes oeuvres et à l'art. Il y a, je dirais, des mécanismes bien rodés dans ce petit monde de l'art. Or, il suffit de regarder ailleurs et les choses se présentent autrement. C'est cela qui est stimulant : on y puise beaucoup d'énergie. Mais je dois dire que mon projet est loin d'être simple et reposant. D'ailleurs, c'est cela l'essentiel : l'art doit être un défi, une source de découverte, de tremblement intérieur. A cet égard, je prends un grand risque avec l'exposition de Shanghaï, par rapport à l'orientation esthétique des uvres que j'y montre : ma peinture est une peinture très gestuelle et le gestuel en peinture, les Chinois s'y connaissent bien ! Regardons leur calligraphie. De plus, la peinture présente en ce moment en Chine une tendance très " néo-pop ", donc un propos pictural éloigné du mien. Comme toujours, je me pose la question : " Est-ce que cela tiendra dans ce contexte ? Et moi, est-ce que je tiendrai ? Quelles questions picturales se poseront après l'exposition ? "
Ce projet est là pour faire vivre et enrichir ma peinture, par une confrontation réelle avec l'extérieur, par des déplacements. Et rien n'est plus beau que de revenir ensuite sur sa toile avec les yeux grands ouverts.

Avec le temps, cette toile, nous la voyons toujours plus dense, plus grouillante. Pourquoi cet enchevêtrement croissant de formes végétales, d'eau, de traits, de couleurs ? Pourquoi cette densification de la peinture ?

B.R. : Je densifie par mes gestes de peintre, par cette peinture très gestuelle, dont l'espace correspond à un territoire et dégage une émotion, une sensation. Un territoire que j'occupe avec des lignes et des couleurs articulées. Ce geste pictural singulier pourrait d'ailleurs se prolonger à l'infini vers la gauche, la droite, le haut et le bas. D'où l'idée de présenter les tableaux de la série de Shanghaï comme des modules, des diptyques et des triptyques, qui puissent être présentés en continu ou sous une forme ouverte, avec un sas entre les toiles.
L'espace pictural créé ainsi fonctionne comme une unité organique s'ouvrant sur l'espace réel. Mais il s'illumine aussi, grâce à la volonté artistique qui l'anime, comme un espace singulier, dans toute son intensité. C'est en ce sens que mon travail est radicalement moderne, bien qu'il repose sur un médium dit 'traditionnel'.

Certains peintres actuels nous parlent, dans leurs oeuvres, du médium en tant que tel, des possibilités plastiques de la peinture. Même si ton travail révèle bien sûr une grande maîtrise de l'outil qu'est la peinture, ton propos est ailleurs.

B.R. : Ce qui m'importe, c'est l'expérience directe avec la peinture, le réel qu'elle nous oeuvre, l'émotion qu'elle nous donne. Et cette émotion, je l'ai travaillée avec mes yeux, mon corps, ma tête, avec ma technique et mon expérience, en tant que peintre et en tant qu'être humain.
Il s'agit d'une vision 'subjectivée' et singulière. Mais l'émotion qui s'en dégage, je la veux 'objectivée', afin d'être accessible à tous.

L'émotion : un mot qui me rappelle cette phrase de Braque : " J'aime la règle qui corrige l'émotion, j'aime l'émotion qui corrige la règle. "

B.R. : Oui, c'est exactement cela. Une émotion à nouveau accessible, grâce au grand travail de la peinture. Peindre n'est pas pour moi une quête d'absolu. Non. Cela se passe ici et maintenant. Je n'ai pas une vision idéaliste de l'art. D'ailleurs, l'art n'est pas nécessairement quelque chose de bon, je veux dire au plan moral. Il est fort - sinon ce n'est pas de l'art -, mais il n'est pas bon. Il rend les gens ni meilleurs, ni plus nobles. Ce qui m'intéresse, c'est le réel : toucher, ne serait-ce qu'une seconde, par la densification du travail de la peinture, un morceau de réalité, dans toute sa nudité. Et cela est beau, car esthétiquement complexe et porteur de sensations, d'émotions. Une pure dimension critique dans une oeuvre m'ennuie. Le langage articulé, l'écriture sont là pour ça ! Je cherche un événement visuel qui m'éblouisse d'une façon ou d'une autre, par l'émotion.

Tu parles souvent de modernité, d'être moderne. Moderne ou contemporain ?

B.R. : Puisque je vis et peins maintenant, ma peinture est nécessairement contemporaine. Insister sur ce terme me paraît donc inutile. En revanche, il me semble plus important de revendiquer ce terme de 'modernité', car toute forme d'art doit encore, aujourd'hui, nécessairement, être moderne. Être moderne signifie pour moi rompre avec les académismes environnants, se référer, dans son oeuvre, à cette dimension existentielle qui concerne chacun.
A de rares exceptions près, je dois constater que la vidéo, les performances, les installations m'enthousiasment assez peu. Bien sûr, c'est aussi une question de goût, mais je trouve que la plupart de ces oeuvres ne procurent que rarement un plaisir esthétique réel, puisqu'elles font avant tout appel à la capacité réflexive, sans vraiment passer par les sens. En outre, j'ai l'impression que ce sont précisément les formes d'expression considérées aujourd'hui comme les plus contemporaines, les plus 'avant-garde', qui tendent à s'enfermer dans un académisme. Presque une camisole de force, dans laquelle de nombreux artistes acceptent à dessein de s'enfermer, ces modes d'expression procurant parfois une légitimité plus rapide auprès des personnes 'prescriptrices', des décideurs du monde de l'art. Comme un clientélisme.

Quelle est selon toi la place de la peinture dans l'art d'aujourd'hui, en France notamment ?

B.R. : En France, malgré le 'frémissement' perceptible depuis un an ou deux, j'ai l'impression qu'il faut presque s'excuser de faire de la peinture. Peindre est considéré comme dépassé par beaucoup. Personnellement, je me moque de cet axiome. Je reste convaincue des infinies possibilités de la peinture et de ce qu'on peut la réinventer chaque jour. Mais bon, la peinture rend les 'mains sales'. Je veux dire qu'on s'y investit totalement, avec son corps, ses sensations, sa culture, son savoir-faire - de tout son être -, et cela laisse des traces en nous. La peinture n'est pas pour les fainéants ou les frileux. C'est un travail d'athlète, un engagement, car cela vous travaille tous les jours.

Devant tes tableaux, on n'a pas l'impression d'être en présence d'une oeuvre nous opposant une altérité radicale, une différence qui nous intimerait, en réponse, un retour sur nous-mêmes, une inévitable introspection. Au contraire, on est comme invité à entrer dans l'oeuvre, dans ce que tu nommes 'paysage'. Un paysage pour ainsi dire abstrait, intérieur, où ce n'est pas le spectateur qui embrasse l'oeuvre, mais l'oeuvre qui attire le spectateur à elle.

B.R. : Eh oui, c'est très rythmé, c'est un peu comme la danse. D'où cette phrase de Céline que nous citons : " Je veux bien larmoyer mais en dansant. ". Bien sûr, c'est aussi très sensuel. Voilà pourquoi j'ai nommé les tableaux de cette série Capoeira I/II/... La Capoeira était à l'origine une danse des esclaves noirs du Brésil - et leur seul moyen d'expression. La peinture, donc, comme geste affirmatif du sujet, mouvement qui occupe un espace donné et s'approprie ainsi cet espace. Comme un geste d'émancipation du sujet par le biais d'une esthétisation. Et là, je pense à nouveau à Céline, qui toute sa vie a insisté sur 'le style', 'son style', défini comme ce 'petit truc' possédé par chacun et qu'il s'agit de développer, sans chercher à se conformer à un académisme quelconque. C'est ce que je fais par la peinture, par une peinture investie. Et l'émotion qui en sort est comme un enchantement.

Quel est cet enchantement dont tu parles, toi qui nies être en quête d'absolu ?

B.R. : C'est un 'enchantement sécularisé' qui provient, comme je viens de le dire, d'une émotion, d'une sensation. Mais attention, pas de sentimentalité là-dedans. C'est une vision singulière, densifiée, qui agit sur celui qui se place face à l'oeuvre. Et celui-là peut, en regardant la toile, faire une expérience aussi intense que la mienne - celle du peintre -, en l'orientant à sa manière. Lui aussi, il a cette liberté